La série « Chiffons de barrage » explore un pan méconnu du patrimoine parisien : ces rouleaux de tissus bricolés par les balayeurs pour guider l’eau dans les caniveaux. Disparus avec la mécanisation du nettoyage des rues, ils témoignent d’un savoir-faire et d’une esthétique du quotidien aujourd’hui effacés.
développerréduireCette série de photographies redonne visibilité à ces objets modestes devenus symboles d’un Paris ancien, laborieux et sensible. Entre mémoire urbaine, trace sociale et regard poétique, « Les chiffons de barrage » s’inscrit dans une réflexion sur la disparition des gestes ordinaires qui ont façonné l’identité de la capitale.
Je suis entré dans l’histoire des Chiffons de barrage en 1990, après avoir été confronté à la solitude humaine dans la ville de Los Angeles.
A cette époque, avant l’arrivée des engins mécaniques, les rameaux de bouleaux des premiers balais avaient pourtant déjà été remplacés par des branchages de plastique vert fluo, mais les chiffons de barrage restaient encore fidèles au caniveau. Un peu fanés, certes, mais encore dans leur jus, ils traversaient le temps.
Peu de gens remarquaient leur présence, beaucoup ne leur prêtaient déjà plus attention. Seule leur disparition soudaine en aurait peut-être choqué certains… Le ronron du quotidien « métro-boulot-dodo » finissait par les rendre invisibles, même aux yeux des piétons.
Aussi emblématiques que les colonnes Morris ou les fontaines Wallace, les chiffons de barrage font partie du patrimoine parisien, évoquant un quotidien aujourd’hui disparu : le Paris matinal du maraîcher, de la laitière et du gai balayeur au fil de l’eau.
Parce que les rues de Paris ont la particularité unique d’avoir toutes été conçues en pente, ces barrages de fortune furent aménagés devant les bouches de lavage, au point haut des trottoirs, afin de guider l’eau dès sa sortie vers l’un des deux versants de la rue à nettoyer.
Dans un premier temps, le balayeur ramenait les détritus dans le courant de l’eau en suivant le caniveau jusqu’au bas de la rue, où l’égout attendait bouche ouverte. Puis il retournait à la bouche de lavage pour y inverser l’orientation de son chiffon, avant de reprendre sa chorégraphie en redescendant sur l’autre versant de la rue.
Les Chiffons de barrage ont commencé à se répandre dans les rues de Paris à partir des années 60. Ces objets insolites et typiquement parisiens furent l’accessoire indispensable des balayeurs chargés d’effectuer la toilette des rues de la capitale. La légende raconte que c’est un éboueur d’origine africaine qui aurait importé cette technique de son village natal.
Bricolés à partir de vieilles étoffes souvent récupérées sur place, les chiffons de barrage reflétaient l’image du quartier où ils étaient conçus : serpillères saucissonnées d’une pauvre ficelle dans les rues populaires ; vêtements exhumés de poubelles dans les rues plus fréquentées ; belles moquettes épaisses enrubannées d’adhésif sur les Grands boulevards…
Usés par l’eau et le temps, malmenés par les roues des voitures, ces rouleaux de tissus prenaient au fil du temps des figures fantomatiques, avant d’être remplacés lorsqu’ils ne tenaient plus suffisamment leur rôle de barrage.
Ainsi vivait au ras du trottoir la population hétéroclite des Chiffons de barrages.
Déjà, au XIXème siècle, lorsque fut créé le réseau d’eau non potable, la ville de Paris envisageait de mécaniser le nettoyage des rues.
« Au balai ordinaire, on a imaginé de substituer des machines et des engins qui font mieux, plus vite et à meilleur marché, mais qui, placées dans les mains des agents des ponts et chaussées, ne sont guère plus économiques. »
Hygiène publique. Les odeurs de Paris, Jules Brunfaut

Illustration tirée de l’ouvrage « Hygiène publique. Les odeurs de Paris » de Jules Brunfaut
Puis, dès 1986, la ville de Paris commença à s’interroger sur le devenir de son réseau d’eau non potable.
En 2009, des expérimentations visant à remplacer les bouches de lavage traditionnelles par des modèles équipés de jets directionnels envisageaient déjà la suppression des chiffons de barrage.
Finalement, les méthodes de nettoyages mécanisés prirent le dessus avec l’utilisation de laveuses mécaniques et de lances à haute pression.
Aujourd’hui, les chiffons de barrage ont presque totalement disparu des rues de Paris.